Le printemps a lâché un gros pet dans le jardin. Et pourtant, c'est à peine si février a pointé le bout de son pif gelé. Le pet aurait pu être pire, cela dit, mais n'aurait pu être meilleur. Je peux dire que le printemps a déjeuné avec des fleurs d'oranger, des crocus et des marguerites. J'ai regretté d'avoir passé toute la journée à l'intérieur. Nous déménageons. J'aurais voulu payer quelqu'un pour faire mes cartons à ma place. Hélas!
Et comme d'habitude, je tombe sur des pans entiers de ma vie que ma mémoire a éludé. Des photos. Des conférences. Des vacances. Des avions. Des trains. Du Bruxelles, du Strasbourg, du Tanger, du Londres. Des vagues, des rochers, des autoroutes. Des mentors disparus, ou effacés. Des amis éternels. Des badges d'événements. Des tickets de concerts, de cinéma. Des essais. Du rien qui a de l'importance parce que je l'avais décidé, d'autres choses qui vont alimenter les énormes sacs poubelles. Et je scrute ce que ma famille met dans ses cartons: des vinyles, de vieux bouquins, des bloc-notes qui disent: "aujourd'hui, Najlae a marché pour la première fois", ou "ma tante
flana nous a quittés ce matin", des tas de numéros de téléphone de gens qu'on a perdus de vue, de gens qui nous ont fait du mal, de gens qui nous ont aussi dans leurs vies seulement comme un nom sur un numéro de téléphone; des livres de recettes, des chapeaux, des albums où on était beau, où on était bronzé, où on était pas souriant et à la fois si confiant. "On" était en soi le flash éblouissant de la photo.
On emballe des plateaux en argent, qui ont du sens, qui ont un âge, qui ont une histoire. Qui sont lourds.
On empile, on essuie, on se cambre, on jure, on pousse. On regrette de devoir se farcir le tri, l'emballage, l'effort. Bientôt on déballera, pour construire un nouveau Lego de nos fragments de vie.