Monday, January 25, 2010

Sweet Home Tislite

Dias de Enero

L'application MP3 dans le téléphone portable est sans doute une invention à l'intention des journalistes. Une fois que vous vous retrouvez dans une zone sans réseau, sans électricité, sans TV, sans récepteur radio, sans Monopoly, sans Cranium et assimilés, lorsque vous avez écumé toutes les blagues salaces, que vous avez râlé contre cette augmentation qui arrive pas, que vous avez -malgré vous- rattrapé votre retard sur toutes les histoires de fesses de votre boîte, que vous avez entendu les anecdotes de tournage des autres, que vous savez tout sur les mouvements bancaires de vos collègues, sur l'état de leurs crédits, leurs souhaits les plus fous en matière de voitures et de pourquoi ils achèteront diesel, une fois que vous avez entendu le rapport sur les différentes offres en logement économique de Bouskoura à Mohammédia, quand l'OPS a éteint sa dernière clope et l'assistant terminé ses dix prières, nous voilà dans la nuit réunis en silence autour d'un maudit téléphone portable. On dit vraiment rien quand Khaled chante parce qu'il nous parle à nous. Quelqu'un lui a dit toutes mes peines, tous mes chagrins, toutes mes frustrations et le voici qui me répond. Le voilà qui me rassure, le voilà qui tapote sur mon épaule et j'ai envie de chialer. On renifle tous, chacun pour ses raisons. Et Khaled est le seul qui fait l'unanimité quelle que soit la composition de l'équipe et même quand Souad veut écouter du Fayrouz et moi, en zoufria, je râle. Pas de sentimentalisme hein!
Je m'échappe de ce trop-plein de réminiscences, des erreurs récentes, des regrets. Le vide, c'est dangereux. La télévision a été inventée pour nous éviter de réfléchir. Un village sans télé, c'est la mort, le début de l'addiction au haschich, n'est-ce pas?
En fait, on a entendu, tous les soirs, le foyer voisin et sa télé. On salivait dessus. Je vous jure. On m'aurait mis le feuilleton turc que je l'aurais suivi. Tellement j'étais en manque de vide plein. Je voulais voir Al Akhbar. Même Abbas El Fassi et son conseil de gouvernement. N'importe quoi. Une semaine est passée sans que je ne sache ce qui s'est passé à Haiti. Avec le recul, il était doux de ne pas savoir.
Je regarde par la fenêtre. Comme il fait sombre, on voit bien les étoiles. Et comme tu me l'as dit, je me demande si toi, toi et toi voyez les mêmes étoiles. Ou si elles se perdent en chemin pour Rabat-Casa.
A quoi ça rime de se les geler ici, je me le demande. C'est quoi ces choix que tu as, Najlae.
A. veut aller aux toilettes au milieu de la nuit. Dix minutes à remettre nos chaussures pleines de boue. On descend le douar sur fond d'aboiements de chiens en essayant de pas se casser la gueule sur le verglas. On fantasme sur nos salles de bain respectives, sur la perspective d'une douche, à l'eau chaude, sur nos lits. Nos oreillers, on les a ramenés. C'est quoi l'essentiel, dites moi.
Khaled meurt avec la batterie du téléphone. On le retrouve après, avec un MP3 d'une centaine de chansons dans la voiture. J'en ai mal au dos, à l'heure où je vous cause. C'est pas héroïque je sais, mais c'est dépassé, mes rêves de gloire. I just want to be a guitar hero.
On a filmé des femmes qui faisaient la lessive dans un oued et elles sont venues vers moi en courant, ces ados magnifiques, pieds nus dans l'eau glacée, fonte de neige. J'ai pris les mains de cette fille aux doigts bleus. Jamais vu une hypothermie pareille. Je les ai frottés très fort. Elle riait aussi fort. De toute façon, elle allait retourner dans l'eau. Et moi, reprendre mon chemin. D'autres femmes, d'autres paquets de Tide sur l'oued, d'autres mini-dialogues. Des gosses bergers. Des lacs de rêve, mon nouveau rêve de maison, des toilettes improvisées, une voiture embourbée, un réseau intermittent du spectacle, une malnutrition chronique, toutes les joies de ce métier, interrompues pour quelques jours. Et ces retrouvailles si douces avec l'eau chaude, l'ordi, le monde des hamsters. La vie, mon frère.