Tuesday, January 27, 2015


Des trophées et des hommes

Je suis arrivée bien en avance à la soirée de gala. Assez tôt pour trouver une place de parking à moins de 500 mètres. Pour changer. Il pleuvait et j'avais oublié mon bonnet, volé à ma mère. Un truc panthère que j'ai insisté pour porter (dans la voiture seulement) genre je suis une femme et je suis arrivée à l'âge où on porte des trucs félins dans la légalité de la sphère professionnelle.
Les gars de la sécurité, restés bloqués dans une autre ère, celle des tentes caïdales probablement, n'ont pas accepté ma e-invitation, pourtant identique en texte, en couleurs et en formes au carton-modèle qu'ils tenaient en main.
Je dépasse le lieu du cocktail VIP de bienvenue où ça networke à mort. A une demi-heure de l'heure du début des festivités, il n'y a que moi dans la salle de la fiesta. Moi, l'orchestre blasé et trois gars chauves et semi-chauves du comité d'organisation. Ca gueule, ça gesticule et ça s'éponge le crâne.
La maitresse de cérémonie arrive dans un caftan de circonstance. Le chauve-en-chef lui explique ce qu'on attend d'elle en trente secondes et s'énerve que le résultat ne soit pas à la hauteur de ses attentes.
Deux "jeunes leaders" en ceintures griffées et en pantalons très très slim s'affairent sur le seating du premier rang, satisfaction aux lèvres. J'ai la nausée de penser que demain, peut-être, ils seront ministres. D'ici-là, mon nom sera sorti dans la loterie de la greencard, j'espère.
Bientôt on fera entrer des groupes de mal fagotés, il est écrit sur leurs visages qu'ils ne sont pas VIP, qu'on leur a donné une invitation collective, pour faire des économies sur les cartons. Certainement des familles de gens qu'on a perdu en cours de chemin. Et il fallait bien..
Une fois les gueux installés, les VIPs entrent en petits groupes, précédés et suivis par un cortège de photographes en manque d'événements.
Quelques VVIP (very very) sont encore dans le couloir, genre on a des transactions d'un milliard de dollars à boucler là, tout de suite, et on ne peut pas rentrer. Je suis pendue au téléphone. Je me fais apostropher gentiment par un ancien ami de la presse devenu je ne sais pas trop quoi aujourd'hui. Il me présente son ami, un ponte de la jaliya de Paris. Très vite, il me demande si je suis Charlie. Comme si j'allais dire à un inconnu ce qu'il veut entendre. Il est trop resté en France. Il ne sait pas qu'au Maroc, on te dit tout ce que tu veux, sauf ce qu'on pense exactement. J'ai esquivé maladroitement. La soirée a commencé. La maitresse de cérémonie s'est emmêlée les pinceaux, comme prévu. On a rendu hommage à des morts. Un gars de la famille d'un mort a prononcé un discours sur ses valeurs. Je me souvenais de ce gars qui était supposé être mon collègue là où je bossais, sauf qu'il n'est jamais venu, même si son salaire atterrissait dans son compte en banque.
Puis on a rendu hommage à des gars qui avaient pas besoin de nos hommages.
Puis on a rendu hommage à une Soulaliya pour son combat. Sa famille a applaudi très fort. Et elle, sincèrement émue, était heureuse de serrer son trophée contre elle. Et moi je lui souhaitais pas d'hommage. Je lui souhaitais juste d'avoir sa terre à elle, son dû. Qu'on lui raconte pas de bobards. Qu'on se raconte pas de bobards.
Je sors prendre l'air et me retrouve enfermée dans les toilettes car le palace 5* ne répare pas les poignées de ses portes. Je suis sauvée par une gueule d'ange aux escarpins très hauts et très chers (je les ai vus dans L'Officiel et chez Bella pelle). Son prénom me dit quelque chose. Vous êtes...? que je m'entends lui demander, en ex-journaliste. Oui oui, écarquilla-t-elle les yeux mascarés. Vous avez entendu parler de moi? J'aime bien ces petites phrases qui vous renseignent sur l'autre dès l'étape du prénom. Trois minutes plus tard, nous étions amies sur facebook, on a fait un selfie dans le miroir des grandes toilettes et je la confiai à un politicien en soif de come-back qui la dévorait toute crue des yeux.
Je retournai à côté de mon amie militante culturelle. Je compatis à sa persévérance et à son combat même si j'ai envie de pleurer au résultat quantitatif de l'assistance, insensible à la qualité des rencontres.
C'est le brouillard dans ma tête pour la fin de la soirée. On s'est éclipsées à la photo de groupe finale. Les photographes et l'assistance se sont rués sur des petits fours qui arboraient une imitation réussie du foie-gras, performée par du thon mais facturés au prix du caviar.
On est harcelées par un des photographes pour "acquérir" un CD avec les photos de la soirée. Si ça vous intéresse, j'ai tout pour vous: des gloires nationales, une présentatrice encaftanée, des journalistes -enfin- makhzénizés et même des futurs ministres. Un beau diaporama du présent...et de l'avenir.